Manifeste démocratique de P.E. Trudeau
C'est dans la revue «Cité libre», dont il est le co-fondateur, que P. E. Trudeau publie son manifeste dans lequel il réfléchi sur l'état de la démocratie au Canada.
L'État provincial n'existe plus guère en tant que réalité autonome, et l'extrême indigence de notre pensée politique en témoigne à satiété. Pour mémoire, illustrons la "pensée" de nos partis politiques par quelques exemples épars.
Sur la démocratie, la pensée de l'Union Nationale est une gigantesque escobarderie. Le 28 janvier 1953, M. Duplessis déclarait: "J'aime le peuple, j'aime la démocratie, et j'ai la conviction intime de présenter à cette Chambre la meilleure Loi électorale jamais présentée dans la province". Il s'agissait du Bill 34 qui permettait entre autres au parti ministériel le tripatouillage des listes électorales. Le même jour, M. Duplessis faisait expulser de la Chambre le député de Richemond, pour une remarque que le député niait avoir prononcée. Et deux jours plus tard, trouvant que l'opposition usait un peu fort de son droit de s'opposer aux mauvaises lois, M. Duplessis la fait taire en rappelant combien les séances de la Chambre sont coûteuses... C'est le peuple du Québec qui paie...
Pendant des années, les "pactes de non-agression" entre Libéraux fédéraux et l'Union Nationale ont démontré que dans la province de Québec l'intérêt électoral tient lieu de pensée politique libérale. Une critique interne du parti provincial nous oblige à conclure dans le même sens.
Presque toutes les mauvaises lois de M. Duplessis... ont été adoptées grâce à la complicité du parti libéral. Jusqu'à tout dernièrement, ce parti était majoritaire au Conseil législatif, et conséquemment il aurait pu empêcher l'adoption de n'importe quelle loi. Or, loin de s'opposer, il a même pris l'initiative de présenter des lois douteuses.
LES AUTRES IDÉOLOGIES POLITIQUES
On se surprend à se demander si ce n'est pas plutôt vers hier que tout ce charabia veut nous mener. Mais la tragédie reste que même en dehors des partis québécois, il ne semble pas exister de pensée politique capable de combler notre vacuum idéologique. Depuis que les nationalistes ont commencé de s'accuser les uns les autres d'être de gauche et de droite, nous avons enfin la preuve qu'il n'est plus possible de définir adéquatement ses idéologies politiques par seul référence à la "nation". Il y a des nationalistes dans tous les camps, et désormais pour s'identifier, il faut faire appel à d'autres concepts: liberté, démocratie, progrès social, ou bien au contraire, ordre, autorité, conservatisme.
...Non, décidément, la "moralité" n'a pas réussi à combler notre vide idéologique. Elle ne réussira pas plus d'ailleurs à épurer nos moeurs politiques; car un peuple qui ne croit pas à la démocratie n'a pas de raison de vivre une morale démocratique.
A ce propos il faut ajouter aussi que "la doctrine sociale de l'Église" ne peut pas constituer une idéologie politique. L'éthique catholique que cette doctrine propose s'exprime en termes très généraux et s'adresse à des hommes vivant dans les pays et sous les régimes les plus divers. C'est donc aux différents groupes de catholiques à en tirer les conséquences politiques pour leur situation particulière.
UN OBJECTIF MINIMUM: LA DÉMOCRATIE
La pauvreté extrême, le désarroi complet de notre pensée politique témoignent de l'inexistence de notre État provincial en tant que réalité autonome... La sphère politique est devenue un clearing-house entre les intérêts cléricaux et les intérêts financiers; les politiciens sont de bien petits agents de change qui travaillent à salaire ou à commission. Et tant qu'il en restera ainsi, le bien commun ne sera pas servi dans notre Province.
Il importe donc de revaloriser l'État provincial, en lui accordant la primauté sur les intérêts particuliers qui le dominent actuellement. Et pour cela, il faut considérer la politique comme une sphère autonome et suréminente où la pensée et l'action se conjuguent selon des lois rigoureuses et exigeantes. Dans la conjoncture politique actuelle je crois que pareille entreprise est possible et c'est à en marquer les jalons que le reste de cet article s'emploiera.
Mais nos institutions politiques (ou étatiques) ne sont-elles pas démocratiques? Assurément, nous n'avons plus à conquérir le suffrage universel. Mais nous avons bien des combats à livrer encore pour le rendre efficace et opérant...
Certes la constitution et l'usage nous imposent des cadres démocratiques: ceux-ci sont admis comme des règles du jeu qu'on contourne d'ailleurs le plus possible. Mais ceux chez nous qui " font de la politiques sont loin de croire que la démocratie puisse avoir une valeur intrinsèque, qu'elle puisse constituer la manière la plus noble qu'aient inventée les hommes pour se gouverner. C'est pourquoi nous vivons cette absurdité: le sort et le fonctionnement de la démocratie dans notre Province sont confiés depuis des générations à des partis qui croient si peu à la démocratie qu'ils n'ont jamais imaginé d'en appliquer les règles à leur propre structure...
Si nous vivons encore au stade de la démocratie combattante, si par conséquent les obstacles anti-démocratiques résistent avec succès aux forces dont nous disposons pour les renverser, si enfin ces forces sont faibles de leurs propres divisions, la dialectique de l'action nous impose impérieusement de concentrer nos effectifs sur un objectif unique: la démocratie. Dès lors, ceux qui refusent de collaborer à l'instauration d'une démocratie politique, sous prétexte que - eux - ils en sont déjà à préparer la démocratie économique et sociale commettent une erreur stratégique très grave. Car il faut à tout prix fabriquer l'enveloppe démocratique avant de se diviser sur la définition de son contenu...
Pour parler net, je crois que les socialistes et les ouvriéristes de chez-nous, qui se croient trop évolués pour s'attarder à l'instauration de la démocratie libérale (je ne dis pas bourgeoise), se donnent peut-être bonne conscience en se plaçant à la fine pointe de l'avant-gardisme, mais ils n'en servent pas moins en définitive les forces de la réaction. Moi aussi je crois à la nécessité d'un dirigisme pour maximiser la liberté et le bien-être de tous, et permettre à chacun de se réaliser pleinement. Mais je préfère renoncer au socialisme plutôt que d'admettre qu'on doive l'édifier sur des fondements non démocratiques: la Russie nous a démontré que c'est la voie du totalitarisme. Quant au "national"-socialisme, très peu pour moi, merci bien.
Et c'est pour cela que je ne suis pas autrement pressé de réclamer les nationalisations et les contrôles dans la province de Québec: l'incompétence, la fraude et l'oppression caractérisent déjà l'administration de la chose publique à tous les degrés chez nous (provincial, municipal, scolaire et paroissial) et la population s'avère incapable d'y apporter les correctifs: serions-nous tellement mieux servis si par hasard ce même État se mettait en frais de tout étatiser et diriger, plaçant ses créatures vénales et médiocres à la direction des hôpitaux, des universités, des corps professionnels, des syndicats, des services publics et de la grande industrie?
Démocratie d'abord, voilà ce qui devrait être le cri de ralliement de toutes les forces réformistes dans la Province. Que les uns militent dans les chambres de commerce et les autres dans les syndicats, que certaines croient encore à la gloire de la libre entreprise alors que d'autres répandent les théories socialistes, il n'y a pas de mal à cela - à condition qu'ils s'entendent tous pour réaliser d'abord la démocratie: ce sera ensuite au peuple souverain d'opter librement pour les tendances qu'il préfère.
Quant à moi, il me semble évident que le régime de la libre entreprise s'est avéré incapable de résoudre adéquatement les problèmes qui se posent dans le domaine de l'éducation, de la santé, de l'habitation, du plein emploi, etc. C'est pourquoi personnellement je suis convaincu que devant les bouleversements promis par l'automation, la cybernétique et l'énergie thermonucléaire, la démocratie libérale ne pourra pas longtemps satisfaire nos exigences grandissantes pour la justice et la liberté, et qu'elle devra évoluer vers des formes de démocratie sociale. Mais précisément, je suis prêt à collaborer à l'établissement de la démocratie libérale parce que je crois que l'autre suivra de près. Sans doute qu'un démocrate libéral sera convaincu du contraire; mais qu'importe? Nous sommes tous deux démocrates, et nous sommes prêts à nous en remettre au jugement futur du peuple pour déterminer cette portion de notre histoire. En ce sens, la révolution démocratique est la seule nécessaire: tout le reste en découle.
Les générations qui sont devenues adultes dans l'après-guerre ont introduit un ferment de renouveau dans les secteurs les plus divers où leurs talents les conviaient: l'action catholique, les arts, le coopératisme, l'assistance sociale, etc. Leurs énergies sont ainsi dispersées et cela est inévitable... Mais ce qu'il reste d'efforts et de temps pour la politique est forcément limité, en conséquence de quoi ce sont surtout les immobilistes, les médiocres et les chenapans qui s'en occupent.
Or ce qui est plus grave, c'est que le peu d'énergies dont disposent les réformistes pour la politique est lui-même divisé: les démocrates libéraux, les démocrates sociaux et les démocrates nationalistes se combattent si férocement les uns les autres qu'ils empêchent effectivement la démocratie pure et simple de prendre le pouvoir. C'est ainsi que notre génération qui a innové dans bien des domaines, qui a rejeté la tradition comme règle de vie, qui a refusé l'argument d'autorité comme maître à penser, qui a répudié l'Académie pour former son art, accepte néanmoins le carcan de l'autoritarisme et de la bêtise dans le domaine politique, où pourtant l'ensemble de nos destinées humaines se déterminent. Un aussi pitoyable illogisme vient de ce qu'en art, pour la pensée, et dans la vie, l'émulation et la division peuvent être d'excellents stimulants; tandis qu'en politique, pendant le stade de la démocratie combattante, la division des forces démocratiques ne peut que les rendre impuissantes devant la tyrannie.
Il faut absolument repartir de la donnée suivante: les forces politiques réformistes dans cette Province sont trop pauvres pour faire les frais de deux révolutions simultanément: la libérale et la socialiste, sans compter la nationaliste.
La conclusion est claire. Regroupons les hommes libres autour d'un objectif commun, la démocratie. Comblons le vacuum politique par une pensée minimum, l'idéologie démocratique. Pour atteindre cet objectif et propager cette idéologie - préalables à la renaissance de l'État civil -, tendons vers la formation d'un mouvement nouveau: l'union démocratique.
Sources: Cité Libre, 22 (octobre 1958), pp. 3-22 tiré dans Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourassa, Le manuel de la parole, manifestes québécois, Tome 2 1900 à 1959, Montréal, Éditions du Boréal Express, 1978, pp. 331-334.
Numérisé par Igor Tchoukarine, Université de Sherbrooke