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Manifeste des jeunes

Durant les années trente, la population québécoise est jeune. En 1935, c'est 63% de la population qui est âgée de moins de trente ans . À l'automne 1932, le poste de percepteur des douanes au bureau de Montréal est conféré, encore une fois, à un anglophone. Cette nomination suscite la polémique. Fidèle à l'idéologie clérico-nationaliste de l'Action française, une revue est alors fondée suite à cet incident : L'Action Nationale. Toutefois, des jeunes proches de ce mouvement ne se satisfont pas de ce geste. «Le 19 décembre 1932, des étudiants de l'Université de Montréal se réunissent à la salle du Gésu. André Laurendeau, [...], donne lecture d'un manifeste rédigé en toute hâte dans les jours précédents» (D. Latouche et D. Poliquin-Bourrassa dir. Le manuel de la parole, p.131). Ce manifeste revendique le droit et le devoir des Québécois d'être «maîtres chez nous».

 

Quelques récents événements de notre vie nationale, tels que la composition du personnel des techniciens à la conférence impériale et quelques nominations de fonctionnaires au Ministère du Revenu national et au service des douanes à Montréal, ont ému l'opinion canadienne-française. Elle attend à bon droit une réaction énergique et immédiate. Nous voici, au moins quelques-uns de la jeune génération, pour répondre à cet appel. La question dépasse de haut les intérêts ou la responsabilité d'un groupe ou d'un parti politique. C'est un régime trop prolongé, un malheureux état de choses trop ancien qu'il faut redresser. Voici au nom de quels sentiments et quels principes, nous entendons le faire.

Nous n'entendons point rallumer de vieilles animosités. Nous croyons, au contraire, que le seul moyen de ne pas exacerber un nationalisme légitime, chez les Canadiens anglais comme chez les Canadiens français, c'est de s'appliquer, de part et d'autre, au respect scrupuleux des droits de chacune des deux races et de leurs raisonnables susceptibilités.

Le français est langue officielle du Canada autant que l'anglais. Ce qui n'empêche point certaines publications fédérales d'être rédigées exclusivement en anglais; leur traduction paraît en retard et trop souvent ne paraît même pas. Autre anomalie et, non moins grave: la monnaie d'un État bilingue est unilingue. Nous protestons contre cet état de choses, qui consacre la supériorité d'une race pour l'humiliation de l'autre.

Nous demandons aujourd'hui ce que nous exigerons demain. Ceux qui flairent le vent doivent savoir que nous ne prononçons pas des paroles en l'air: dans toutes les classes de la société française on peut discerner un frémissement d'indignation qui indique la volonté de prendre de plus en plus conscience de ses droits et de s'organiser pour les défendre.

Nous sommes canadiens-français; nous constituons près du tiers de la population totale du Canada, les quatre cinquièmes de la province de Québec, près des trois quarts de celle de Montréal. Nous sommes plus de 700,000 répartis dans la Puissance en dehors du Québec. Nous vivons dans une Confédération, régime public qui a été constitué tel en 1867, précisément pour la sauvegarde de certains particularismes et de certains provincialismes. Le particularisme canadien-français a été même l'une des raisons déterminantes du fédéralisme canadien. Nous entendons que l'on ne dénature point cette pensée des Pères de la Confédération. Nous voulons que les nôtres soient équitablement représentés dans le fonctionnarisme d'État. En certains services fédéraux, nous sommes déterminés à ne plus nous contenter des miettes qu'on nous a jusqu'ici abandonnées, des positions de subalternes sous la conduite quelquefois d'un importé britannique. Nous payons notre part d'impôts; c'est notre droit d'exiger une représentation équitable dans tous les ministères fédéraux. Dans Montréal, troisièmes ville française de l'univers, nous ne souffrirons pas qu'on nous impose des majordomes d'une autre race, surtout lorsqu'ils sont unilingues: servitude humiliante que ne souffrirait d'ailleurs aucune ville anglaise de la Puissance.

Ce que nous demandons à Ottawa, nous le demandons également aux nôtres et à tous ceux qui pratiquent l'industrie et le commerce dans le Québec.

Par l'annonce et autres procédés, l'industrie et le commerce ont déformé la physionomie de la province entière. Succursales la plupart du temps d'immenses organisations américaines ou anglo-canadiennes, nos industries trouvent fastidieux d'opérer la traduction de leurs annonces; elles font bloc et semblent vouloir imposer leur langue au client, et faire oeuvre d'anglicisation lente mais sûre. Nous-mêmes, Canadiens français, avons accéléré ce triste mouvement, par l'annonce ou l'enseigne anglaise exclusive. Pour aguicher le touriste américain - mauvais calcul - nos routes se sont couvertes de panneaux-réclames rédigés en mauvais anglais. Une campagne se poursuit actuellement pour la refrancisation de la province de Québec. Notre résolution est de la seconder de toutes nos forces.

Cette question de l'industrie et du commerce pose un problème beaucoup plus grave et de plus grande ampleur. Les Canadiens français sont en train de devenir chez eux un vaste peuple de prolétaires. Nous demandons à nos politiques et à nos économistes de redresser cette situation. Nous n'entendons point que l'on se serve des richesses naturelles de notre province pour compromettre ou nous ravir notre patrimoine moral et nous imposer la pire des dictatures. Nous n'entendons point non plus qu'il soit indéfiniment loisible à des capitalistes étrangers, qui exploitent en définitive notre fonds national et la main-d'oeuvre canadienne-française, de pratiquer contre nos ingénieurs et nos techniciens un véritable ostracisme et de ne nous réserver dans la vie économique de notre pays que des rôles de manoeuvres et de domestiques.

Nous n'ignorons point que toutes ces revendications exigent de la génération actuelle un grand et généreux effort. La lutte que nous entreprenons sera longue et elle n'aura chance d'aboutir que si elle sait être persévérante. Nous ne serons respectés dans notre province que si nous conquérons la force et la dignité. Notre langue et notre culture ne seront efficacement défendues que si elles s'appuient sur un ensemble de forces, une vie nationale vigoureuse et ordonnée.

Nous faisons donc appel à la jeunesse, à toute la jeunesse de notre race: à la jeunesse universitaire, à la jeunesse agricole, à la jeunesse professionnelle. Que dans tous les domaines de la vie nationale le souci s'éveille, ardent, de reconquérir les positions perdues, de faire meilleur l'avenir. C'est à un vaste labeur: intellectuel, littéraire, artistique, scientifique, économique, national que nous, les jeunes, sommes conviés par les exigences de notre temps. Souvenons-nous que nous ne serons maîtres chez nous que si nous devenons dignes de l'être.

 

Sources : " Manifeste des jeunes ", L’Action Nationale, 1, 2 (février 1933), pp. 117-120. tiré dans Daniel Latouche et Diane Poliquin-Bourrassa, dir. Le manuel de la parole, manifestes québécois, Tome 2, 1900 à 1959, Montréal, Les éditions du Boréal Express, 1978, pp.131-133.

Numérisé par Igor Tchoukarine, Université de Sherbrooke


Auteur:Groupe d'étudiants de l'Université de Montréal
Responsable(s):Stéphane Fontaine

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